HANS SEGERS

Trois Paysages pour Analogues
Karen Tanguy

Paru dans "Semaine 45-13" Revue Hebdomadaire d'art contemporain.
Novembre 2013


A l’occasion de l’exposition « Trois paysages pour Analogues », le pouvoir évocateur des œuvres de Hans Segers aiguise notre esprit où, à l’image d’une table de travail, les idées et les inspirations s’entrechoquent, se croisent et se chevauchent. Nul désir de les canaliser, de les synthétiser ou de les inventorier, ces espaces sont avant tout « une surface de rencontres et de dispositions passagères »(1). Car, à l’instar des installations de l’artiste, imaginer c’est juxtaposer, combiner, articuler des images et favoriser ainsi des glissements de sens.

Privilégiant une polysémie de l’image, Hans Segers concentre le cœur de sa pratique autour de recherches sur l’image peinte. Suite à un travail d’archivage et de catalogage de ses productions antérieures, l’artiste prend alors conscience de l’importance de l’objet, ou plus précisément de la représentation de l’objet, dans ses œuvres. Déjà là au sein des ensembles Etudes de peinture (1999 – 2002) ou bien encore Volume, espace, illusion, réalité (1990 – 2000), l’objet semble isolé ou extrait de son contexte, présenté sur un fond uniforme et parfois rythmé par une ombre ; il est disposé de manière centrale et frontale, enchâssé dans le cadre de la toile. Hans Segers n’emploie pas le mot « Peinture » pour qualifier son travail, il y préfère le terme « d’image peinte ». Pour un artiste qui nomme plusieurs de ses œuvres Phrases, on se doute alors que les mots ont toute leur importance. Ses productions sont habitées par des formes récurrentes (vase, pierre, écrin, lettre A …) qui sont « des images trouvées dans la représentation peinte ».



Translation de l’image et atlas

Préférant l’apparence et l’illusion de la réalité, Segers favorise ainsi de multiples lectures d’une même image. D’une image trouvée, l’œuvre devient image peinte pour parfois migrer en objet peint. Cette translation conduit à la constitution d’une œuvre rhizomique et dense. La répétition et la projection d’une même forme implique une nouvelle narration par association, dissociation, redistribution et morcellement. Ainsi les Phrases, suite d’éléments assemblés telles des constellations au mur ou au sol, s’offrent comme des cartographies ouvertes ou des atlas (notion d’ailleurs déjà présente dès 1982 chez Hans Segers avec l’œuvre Atlas de possibilités). A la fois « forme visuelle du savoir » et « forme savante du voir », l’atlas est le symbole même de la divagation et du cheminement, on y cherche une information pour mieux se perdre dans ses méandres(2). Dans l’atlas, rien n’est figé, il est « le champ opératoire du dispars et du mobile, de l’hétérogène et de l’ouvert »(3). La force de l’atlas est cette « puissance intrinsèque de montage qui consiste à découvrir (…) des liens que l’observation directe est incapable de discerner »(4). Les interstices (spatiaux parmi les œuvres) ou les intervalles (temporels, sur les trois volets de l’exposition Trois paysages pour Analogues) dans les œuvres de Hans Segers sont aussi importants que les éléments exposés. Ils suscitent le surgissement de correspondances et de relations par le biais de l’imagination du regardeur, ils lui permettent de tisser ainsi des liens entre des formes a priori disparates. Ainsi, parmi ses objets de prédilection, Hans Segers s’inspire de la représentation d’un tronc d’arbre amputé, souvent utilisé dans la sculpture antique et classique comme soutien à la figure. Comment ne pas faire le rapprochement avec Atlas supportant le poids de la voute céleste sur ses épaules ? Cet élément entièrement déconnecté de ce contexte se retrouve dans l’exposition par le biais d’objet en plâtre peint, d’image dessinée ou peinte, et conforte davantage cette zone trouble entre objet et image. Les œuvres de Segers renvoient à d’autres formes et ouvrent le champ à une pluralité de ramifications et d’interprétations. 

La disposition formelle des Phrases de Segers n’est pas sans rappeler L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, projet mis en œuvre entre 1924 et interrompu en 1929, année de sa mort. L’historien des images conçoit une Histoire de la culture occidentale et de ses diverses influences par le biais de mille images épinglées sur de grands draps noirs tendus sur châssis. Cette mise en réseau révélait l’apparition de signes similaires dans des contextes temporels et spatiaux différents. Comme Georges Didi-Huberman le précise, Warburg « avait bien compris que la pensée est une affaire non de formes trouvées mais de formes transformantes »(5). Leur migration perpétuelle et leur configuration changeante sont aussi au cœur de la démarche de Hans Segers. Chacune de ses images peintes pourrait être assimilée aux facettes de l’Aleph, prisme contenant l’ensemble de l’univers dans la nouvelle éponyme de Borgès. Le spectateur n’embrassera pas ici le monde entier mais accèdera à de nombreuses portes vers le travail de l’artiste et ce qui le nourrit. A la fois matrice et lien hypertexte, ses productions sont des formes à lectures infinies. L’artiste réunit par ailleurs ses icônes fondatrices auxquelles il a recourt régulièrement au sein d’un livre. La forme même de ce dernier, un leporello, accentue la sensation que ce recueil, rassemblant les multiples sources d’inspiration de l’artiste, est susceptible de potentiellement s’enrichir de pages supplémentaires. Loin de rester pétrifié dans une forme et un contenu, ce livre est présenté de trois manières différentes au cours des trois volets de l’exposition (vidéo, leporello, codex). 



L’esquisse, L’image peinte, Le produit

Au cours des trois occurrences de l’exposition Trois paysages pour Analogues, Hans Segers privilégie des « rapprochements [où] apparaissent des séquences de récits qui aussitôt se défont »(6). Ses œuvres sont des « machines narratives combinatoires », à l’instar du jeu de tarot dans l’ouvrage de Calvino où la signification de chaque lame dépend à la fois des cartes qui les jouxtent mais aussi de la lecture, toujours personnelle et unique, de leur interprète. L’artiste constitue trois paysages de configurations différentes au cours des trois volets de l’exposition. On pourrait aussi penser à un seul et même paysage qui se construit au fur et à mesure de ces gradations, du volume au plan, du noir et blanc à la couleur, de l’esquisse au produit.
Dans un premier temps, une grisaille au mur réunit quelques-unes des formes fétiches qui constituent le terreau de l’artiste. Un vase, une pierre, une étagère renversée ponctuent la toile libre. Ces objets se « reflètent » en volume sur le sol. A l’image de la mosaïque antique Asaroton, simulant les restes d’un repas et signifiant littéralement un « sol non balayé », les orientations des ombres sont incohérentes ajoutant ainsi au trouble de ces objets – images. Les nuances de couleurs répondent au sol si particulier du lieu d’exposition. Ce paysage semble à peine dessiné, l’impression de mise en scène est prégnante. Le tout parait comme en attente.
Le second moment de l’exposition voit une Phrase se développer sur le mur, constituée d’une douzaine d’éléments. De nombreuses formes sont similaires au premier volet. La couleur fait son apparition. Chaque pièce est néanmoins singulière, disposant de son propre espace. On y retrouve ce que Segers nomme l’écrin, sorte de petite maison en élévation, réminiscences de sarcophages surélevés dans certaines églises en Italie. L’artiste privilégie à la fois des images d’objets « vides » (boîte à image, vase dépourvu de fleurs, étagère ne supportant qu’elle-même, sarcophage ou écrin) dans lesquels le visiteur peut y projeter ses pensées ; mais aussi des formes plus organiques ou liées à une certaine mimésis (le faux bois de certaines peintures et objets peints par exemple). 
Le troisième et dernier volet accueille un tableau. Sur un fond représentant le sol de béton ornementé d’Analogues sont disposés les mêmes objets que ceux du premier volet. Dans une acception plus classique, l’artiste use des « lois de la peinture pour en faire un « tableau ». Les éléments sont réunis au sein d’une même surface. A l’inverse des images peintes qui se rapprochent de plus en plus du plan au fil des expositions, le livre quant à lui prend davantage de corps et de volume au cours de ces trois temps. 

Les constellations d’Hans Segers mettent en œuvre des jeux de correspondances fertiles dans lesquels le visiteur se plonge et se projette. Un seul élément devient prétexte à un voyage mental toujours mouvant. La résurgence des formes si présente dans la démarche de l’artiste encourage les stimuli, sources d’images, mentales cette fois-ci, de la part du regardeur. Les migrations perpétuelles au sein du travail de Segers mettent en œuvre des oscillations entre le « presque rien » et le « presque tout » et souligne ainsi cette survivance des formes si chère à Warburg(7)



Karen Tanguy



(1) Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris : Les Editions de Minuit, 2011, p 18.
(2) Ibid, p 12. 
(3) Ibid, p 61. 
(4) Ibid, p 13. 
(5) Ibid, p 22. 
(6) Italo Calvino, Le château des destins croisés, Paris : éditions du Seuil, 1976, p 107. 
(7) Op. Cit, p 154.

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